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ISBN : 978-2-493637-08-6
Nb de pages : 127
Dimensions : 140 x 220 mm
Date de parution : 20/02/2025

© Redfoot
Zélie Siakhem
J’ai lu mon petit texte devant une salle si peu remplie que c’en était ingrat, parce que Mamie, elle, elle avait fait tous les enterrements de la région ces dernières années. Tous, même ceux des gens qu’elle ne connaissait pas. C’était son théâtre à elle. Elle allait regarder les fringues, écouter les hommages, observer le petit cirque de la vie dans ce qu’il y a de plus intense et qu’elle commentait ensuite comme d’autres donnent leurs avis sur un match. Les quelques bonnes femmes qui étaient là et qui disaient des trucs comme «Georgette était comme ma grand-mère», je ne les avais jamais vues. Dans le fond, on se fabrique tous une famille quand la nôtre n’est pas satisfaisante.
pouchkina
Pouchkina a jauni et elle est morte. Claire est passée me prendre. Elle venait du sud. C’était sur sa route. Faire la route ensemble pour affronter l’épreuve. Il fallait enterrer la grand-mère. La tristesse pouvait encore être un peu esquissée dans l’habitacle. Il fallait en profiter. Après ce serait plus compliqué. On avait rigolé en buvant du thé. Claire avait un thermos. Elle conduisait déjà depuis des heures. Quand on s’est fait flasher, elle était à plus de 100 km/h. Ça allait chier. Qu’est-ce qu’ils allaient voir sur la photo ? Une petite Pénélope Cruz accrochée au volant d’une main et avalant une gorgée de thé de l’autre et sa sœur déclamant l’oraison griffonnée sur un papier qui masquerait son visage. J’avais mis tout ce que j’avais d’émotion dans ce texte. J’y parlais du vélo de mamie, de sa terrasse remplie de fleurs, du petit moulin à vent qui tournerait désormais tout seul. J’avais essayé de doser. Il ne fallait pas heurter maman. On ne peut pas dire qu’elle n’était pas acceptable, comme grand-mère. Elle avait sûrement fait ce qu’elle avait pu.
Des colis quand nous étions petites. Des kinders géants remplis de fringues et de confiseries industrielles, de breloques en toc. La dernière mode à Paris, enfin à Prisu de Paris, vu de notre bled. N’empêche. Quelle fête, les samedis matin, en sortant de l’école. Maman faisait la distribution. « Non, ça, y en a pas trois. Ça reste là. Ça, c’est moche, ce n’est pas pour des gamines. Ça... OK. » Aujourd’hui encore, elle compte les M&M’s pour ses chéries ridées. Il ne faut léser personne.
Aller chez mamie Georgette, c’était rare. J’y allais toute seule. Les deux petites, en binôme de sorcières. Elles commandaient le menu, sortaient les fringues des placards, se déguisaient, passaient par la fenêtre, couraient partout, couvertes de crème Mont Blanc, essayaient même de voir s’il n’y avait pas moyen de taxer une clope. Du haut de leurs dix ans, les probabilités étaient aussi minces que leurs espoirs étaient grands.

M’hamed Issiakhem et sa fille Katia ©Issiakhem
Elles tentaient tout dans un ricanement adorable et continuel que Georgette s’évertuait à tenter de juguler sans le moindre succès. En les rendant à leur propriétaire, elle fermait bien sa gueule si elle ne voulait pas entendre le reste. Tout se passait donc pour le mieux. Quelle éclate !
Ça faisait quand même un dépassement substantiel. On venait de sortir de l’autoroute et on ne s’était pas bien adaptées à la nationale. Les emmerdes, c’est toujours en série. On avait appris à en rire. On avait ri. Il y avait quand même la grand-mère à enterrer, se laisser abattre au premier radar aurait été prématuré. Claire avait fait l’article de son Scénic. C’était vraiment super confortable d’avoir une bagnole comme ça.
Maman dit toujours qu’il ne faut pas prononcer ce genre de phrases, que ça porte la poisse et que derrière t’as des emmerdes. Les mômes, ça n’écoute jamais rien. Nous sommes arrivées dans la nuit devant la petite HLM. Maman nous attendait avec un couscous. Elle a partagé. Sur ce genre de trucs, elle ne compte pas les grains de semoule, elle distribue à la proportionnelle. Claire avait une montagne de légumes fumants dans son assiette, la mienne était sensiblement plus pauvre. J’avais le calibre d’une actrice des années 60. J’en jouais un peu. Mais enfin, l’assiette indiquait quand même la marche à suivre. Katia, le gras, ce n’est pas son truc.
Au petit matin, nous nous sommes levées tôt. Amélie était là aussi. Nous nous sommes vêtues de noir, maquillées, élégantes. C’était l’hiver. Nous avons enfilé nos manteaux sombres, attrapé le bouquet de roses blanches. Maman fumait. Et nous sommes montées dans le Scénic. Toutes les quatre, comme toujours, blotties dans l’espace confiné de la voiture, solidaires, comme toujours, habillées de rire, comme toujours. Et la bagnole s’est mise à larguer une épaisse fumée noire. Claire a accéléré. Elle a pompé du pied frénétiquement, le nez vissé sur le volant. Je décrasse ! Mais la crasse a gagné et l’épopée a mollement terminé sa trajectoire sur une aire d’autoroute. Sous l’éternel crachin de ce petit coin du centre de la France, nous avons quitté le si précieux Scénic. Nous avons ouvert le capot, recueillies, silencieuses, enveloppées de l’épaisse fumée, atterrées. J’avais encore le bouquet entre les mains. Merde... Nous avons échangé quelques regards dépités élaborant tacitement l’hypothèse du décès du moteur.
Georgette n’avait pas forcément un cercle relationnel très développé. La mise en bière revenait donc à sa fille unique, qui, présentement, était bloquée devant des WC d’aire d’autoroute sous la pluie. Les gendarmes attendaient à la morgue de l’hôpital. Amélie se battait avec la boîte vocale pour essayer de les prévenir du fâcheux contre-temps. Elle avait gueulé quinze fois « morgue » dans le téléphone qui s’évertuait à répondre « nous ne comprenons pas votre demande ». Tout le monde y allait de son conseil et on avait éclusé « funérarium », « chambre funéraire », « dépôt mortuaire », « pompes funèbres », « croque-mort», fossoyeur »... Ce que j’ai eu envie de rire, vainement cachée derrière le bouquet. Amélie travaillait sa diction en s’énervant. On aurait dit Muriel Robin. Claire était bien emmerdée avec sa voiture. Katia fumait une clope avec son écharpe sur la tête. Tu ne sais jamais vraiment d’où viendra la lumière dans ton tunnel. Et là, elle prit la forme d’une camionnette de la DDE. Orange. Vraiment très orange. Fourrée de trois gaillards en tenue de travail. Ils n’étaient pas vraiment torses nus tout prêts à laisser négligemment glisser une goutte de coca light sur leur thorax fraîchement épilé. Les mecs se marraient et invectivèrent Amélie. Qu’est-ce que tu fais encore là ? Faut dire qu’ils l’avaient ramassée la semaine précédente après une rencontre fulgurante avec la barrière de sécurité. La voiture en avait pris un coup et Amélie y avait perdu l’odorat mais elle était miraculeusement indemne. Blague sur les chats noirs, connivence de circonstance, elle n’était pas loin du stade de l’apéro mais on avait Georgette à guider vers sa dernière demeure. Il s’en est fallu de peu qu’on arrive au crématorium en camionnette orange. Les gars ont gentiment proposé mais le salut est venu de Mamac.

H’Rikass, musicien et oenologue, Margaret, Kateb Yacine, Pouchkina
photo prise par M’Hamed Issiakhem ©Issiakhem
Maman a été élevée avec Mamac. Ils ont pour point commun l’abandon maternel. Plus différents, pas possible. Et pourtant, ils s’aiment, ils se soutiennent depuis toujours. Donc, il est là. Il descend de sa Clio. Il arrive du bar où il prenait son rituel petit noir avec un copain. Des copains, il en a plein. Tout le monde le connaît dans la région, tout le monde l’adore. Il a le sens du comique, plus ou moins volontaire. Il a posé sa chaussure en cuir pointue hors de la caisse et a foncé, engoncé dans son plus beau jogging, son éternel chapeau de cow-boy vissé sur le crâne, en direction du capot pour poser un diagnostic. Une bielle ou le turbo...
Une bielle ou le turbo, c’est encore les mots qui résonnaient dans la salle d’attente quand maman et Amélie sont revenues après être allées voir mamie Georgette. Elles avaient déposé des photos de notre grand-père dans le cercueil. Amélie a pris l’air de la fille qui gère. Elle fait toujours ça quand elle se missionne pour nous protéger et ni Claire, ni moi n’étions vraiment prêtes à aller voir mamie morte. Amélie a dit qu’elle ressemblait vachement à Freddie Mercury. C’est le cancer du foie associé à la maigreur. Du coup, elle était jaune et ça mettait le dentier en valeur. N’empêche, je ne l’ai pas vue, mais ça m’a collé une drôle d’image en tête. Les images que tu fabriques, parfois, c’est pire.
Quand elles ont poussé la porte de la petite salle où nous attendions en discutant mécanique, Mamac a tourné un regard vers ma mère. Il contenait un brin de nostalgie, un truc hybride entourloupé dans un air de connivence d’une tristesse amusée. « N’empêche, Katie, nos mères, c’étaient quand même deux belles salopes... »
J’ai lu mon petit texte devant une salle si peu remplie que c’en était ingrat, parce que Mamie, elle, elle avait fait tous les enterrements de la région ces dernières années. Tous, même ceux des gens qu’elle ne connaissait pas. C’était son théâtre à elle. Elle allait regarder les fringues, écouter les hommages, observer le petit cirque de la vie dans ce qu’il avait de plus intense et qu’elle commentait ensuite comme d’autres donnent leur avis sur un match. Les quelques bonnes femmes qui étaient là et qui disaient des trucs comme « Georgette était comme ma grand-mère », je ne les avais jamais vues. Dans le fond, on se fabrique tous une famille quand la nôtre n’est pas satisfaisante. Je comprends. Ça m’a fait trembler de me retrouver devant ces gens. Ils attendaient un truc et je ne pouvais plus parler. J’avais la voix qui foutait le camp en continu et j’avais beau essayer de ne pas chialer, par respect pour maman, par dignité et parce que je n’étais pas venue là pour flancher sur une estrade devant une poignée de gens que j’adore et la famille fictive de ma grand-mère. Ils me fixaient, m’encourageaient du regard. Putain, le petit moulin dans le vent ! J’ai levé les yeux vers le premier rang et je les ai vues. Toutes les trois. Pelotonnées, petites, fragiles. Maman, c’était la plus petite. Elle avait une tendresse infinie et la putain de fierté qu’elle a toujours quand il s’agit de nous. Il y avait tant de fragilité dans son regard. Elle pleurait. Elle ne pleure jamais. Elle pleurait. Elle pleurait discrètement comme si elle n’y avait pas droit. Elle pleurait de me voir peiner à canaliser les trémolos de mon infidèle de voix, elle pleurait de me voir poser des mots qui lui auraient été interdits, elle pleurait peut-être de perdre sa marâtre. Les gosses malmenés, ça se défend, mais est-ce que ça cesse complètement d’aimer ?
Il fallait récupérer le Scénic sur l’aire d’autoroute et faire réparer en urgence parce qu’on avait quand même la France à retraverser. Mamac et Claire ont repris le chemin des hypothèses. Conjectures et réfutations...
On a récupéré Mamie dans l’après-midi. Une urne en carton dans une petite bourse en velours. Ça m’a paru lourd, paradoxalement. C’était chaud. On ne s’y attend pas. Claire voulait la mettre entre ses jambes, mais pour maman c’était impossible qu’elle vienne dans l’habitacle. On a insisté. D’habitude, on gagne. Là, il se jouait autre chose. Elle a été mise dans le coffre d’Amélie. Nos protestations sur l’occupation du lieu par les poubelles de tri restèrent sans effet. On la cala du mieux possible entre deux palmes de chez décathlon.
Mamie voulait être dispersée dans le petit cours d’eau qui longe sa maison d’enfance. Alors, on l’a fait. Et oui, on a le droit, parce qu’on a eu l’autorisation de la mairie. Claire avait un manteau Dior, un truc de récup qui venait de je ne sais plus où. Un col en fourrure de folie, des bottes à hauts talons. Elle est descendue de la voiture comme une balle. Il pleuvait comme un jour de malédiction. Au bout de dix secondes, elle avait le coude dans la gadoue. Mamie était enfoncée quelques centimètres plus loin. Le velours était recouvert de terre. Le vent, la pluie, les arbres dénudés et nous quatre, tremblantes, émues, au-dessus du parapet. Tout y était. Ce n’est pas facile d’ouvrir une urne, surtout quand l’émotion a jeté ses enzymes décomposantes dans ton cerveau. Il y avait un trou au-dessus. Il fallait l’enfoncer du doigt. Nous, on était en urgence absolue, Claire voulait l’ouvrir en la dévissant. Ça a marché juste quand je me suis penchée pour lui indiquer le trou et mamie est partie d’un coup, projetée dans un mouvement de panique dans le petit ruisseau qui l’attendait. J’ai reculé dans une manœuvre acrobatique dont personne ne m’aurait cru capable. Je crois, j’espère que j’ai réussi.
« Putain Claire, tu as lancé Mamie sur Clémence. »
Pouchkina, elle aurait adoré.

Katia ©Issiakhem
conatus
Il voulait que je sois sale mais moi, je ne sais pas faire ça. Et en fait, c’était humiliant d’être une oie blanche. Le travail de toute une vie. J’arrive jamais à rien salir. Il a vu que je ne pourrai pas et il a été déçu. Il a dit que ça allait bien et que tout ça était très excitant et que j’étais vraiment belle et tout le truc mais j’avais beau tout essayer, j’avais le costume de la déception. Il est resté longtemps avec sa bite désespérément molle, comme si c’était super cool et normal et j’avais même pas vraiment mal. Il était beau et avait les yeux tendres et c’était tellement ambigu que j’ai eu l’impression d’être au delà de la nudité. Il attendait un truc. Je sais pas quoi. Je ne sais vraiment pas quoi. Il a dit « tu veux ? », et moi j’aurais voulu n’importe quoi si j’avais su ce qu’il voulait. J’ai essayé. J’y ai mis de la tendresse. Je ne sais faire que ça. Mais ça, c’était pas le bon truc... Je crois. La bite molle, faut rien dire, ça je l’ai bien compris et dans les films les mecs culpabilisent. Là, ça avait l’air normal. Du coup, je pense que c’est moi. Je ne sais pas s’il est resté poli, pour ne pas perturber la petite mère de famille pavillonnaire ou s’il était un peu content. Et moi, je ne voulais que ça, qu’il soit content. Il a dit qu’il fallait que je l’utilise, qu’il aimait être utilisé. Je sais pas ce que ça veut dire. Je ne sais pas utiliser un mec mou. Adorable et mou et à qui je veux plaire. Il voulait que je lui crache dans la bouche. Moi, je ne comprenais rien et j’ai eu la bouche désespérément sèche. T’as vu, même ça, j’ai pas su le faire. J’ai rien compris et je vais pas comprendre. J’ai fait comme je sais faire, avec de la tendresse et de l’amour dedans et c’était clair que je comprenais rien. Mais il ne dormait pas et il faisait durer. Et c’était cool et intrigant et humiliant aussi un peu. Moi, je voulais qu’il ne puisse pas se détacher et tout était glissant et fluide, y a rien qui adhérait et il voulait que je le baise. Il a dit ça. Et que je lui serre les couilles et j’avais beau serrer et flipper de lui faire mal, il voulait mollement que je serre encore. Je ne sais pas faire. Je suis nue. Il est serein. Il a ses codes et je ne comprends rien. Je sais où je suis. C’est confort, je suis dans la certitude que je vais vivre du rejet. Il est doux, il sourit. Tout est si normal et tordu. J’aime ça, le rejet. Courir après des types que tu ne peux pas convaincre. Je n’ai jamais fait que ça.
Il y a comme un truc qui me colle au sol. Moi, je crois au sublime et je bouffe du grotesque. Ça existe, le sublime. J’ai que ça dans la tête. Je ne sais pas s’il y a une différence entre moi et les gens qui s’esbaudissent devant des citations à la con attribuées à la hâte à des auteurs qui n’ont rien demandé. Ils rêvent façon facile. Je les juge, le plus souvent. Ils m’attendrissent mais je les trouve complètement cons. Dans le fond, je suis pire. Je suis là sur mon piédestal dont personne n’a cure, à les observer avec condescendance, en m’évertuant à repeindre le réel tout en adoptant une attitude cynique. C’est moche, je sais, mais je vais tout repeindre. Je vais tout changer. Ça va être beau sur mon mètre carré d’envergure. Pas plus efficace qu’une mouche qui se prend la vitre et qui recommence toujours. Elle voit l’azur du ciel bleuté, s’élance dans un bruit de pétrolette et bouffe la vitre en cinémascope un paquet de fois. A la fin, elle est dans la cuisine.
La meuf de cinquante ans, elle est dans sa cuisine. L’histoire, elle est horriblement banale. On te l’a pas dit, mais t’as une date de péremption. Un truc avec la quarantaine. Tu as mis ta tête dans la machine à laver. Tu as fait des enfants magnifiques. Tu as joué les donneuses de leçons en exhibant ta famille parfaite, ton mec parfait. Tu étais du côté de celles qu’on aime. Tu faisais pas tapisserie. Tu étais du côté de celles qui savent. À la limite, c’était pas si grave de tout abandonner, d’abandonner tes rêves, d’abandonner tes ambitions dans la mesure où on te concédait la place de celles qui ont une place. Après, l’histoire, elle est banale. Une maquilleuse vulgaire en tournée. Une collègue de bureau. Une coiffeuse sur Tinder. Une copine de jogging. La prof de français du petit dernier. Ta meilleure copine. Ça change rien. Le mec se tire parce que tu peux plus le rassurer. Il est tellement terrifié de croiser son père dans son miroir. Incapable de se mettre à apprendre à jouer de la basse ou d’écrire le roman du siècle, il cherche désespérément à ouvrir les possibles entre les bras d’une fille qui a ce que tu n’auras plus jamais : le goût de la nouveauté.
Alors évidemment, on enfonce des portes ouvertes. Parce que ça finit comme ça chez tout le monde. Mais moi, j’avais l’Amour de l’Absolu. Appelle ça comme tu veux. Folie, inconséquence, naïveté, prétention. Je me sentais à l’abri parce que j’avais tout sacrifié. Et qu’il fallait bien que ça ait un sens. Se fourvoyer à ce point-là, il fallait bien que ça ait un sens. Et comment ça aurait eu un sens si ça n’avait pas été l’amour le plus total. Comment justifier un tel degré d’abnégation si cette histoire n’avait pas été l’histoire parmi toutes les histoires ? Un truc exceptionnel.
Il n’y a jamais rien eu d’exceptionnel. À part dans mes yeux. Le mythe de la caverne sur trente ans. Avec machin qui se tape à peu près autant de coiffeuses que de coke pendant les tournages alors que tu t’assommes avec la paroi. La lessive, la bouffe, les gosses, ton boulot, autant de distracteurs pendant que tu fixes la perfection de tes projections. Ça met du temps à te péter à la gueule. Mais un jour, ça te pulvérise et tu finis dans un lit avec un garçon magnifique et tendre qui n’attend rien de toi avec sa bite molle. Et toi tu réalises que tu es tristement programmée pour attendre, même le rejet.
Derrière chaque grand homme se cache une femme. Après avoir secondé, André Malraux dans l'écriture de La Condition humaine où elle donnera corps au personnage de Tcheng dont les traits semblent clairement inspirés de son premier amant et dont elle a toujours refusé de parler pour d'évidentes raisons politiques, Zélie guidera la rédaction de L'Étranger de Camus. Ce dernier a toujours dit qu' elle l'avait aidé « ce matin ou peut-être hier », cherchant sans doute à minimiser sa participation.
Casarès l'ayant injustement supplantée, elle s'est un temps réfugiée dans une passion dévorante pour les arts de la table. Développant un œil à nul autre pareil, doublé d'un goût absolu de la symétrie, atouts des plus précieux, c'est lorsqu'elle rencontre la Baronne de Rothschild qu'elle peut enfin révéler son potentiel. Les deux femmes garderont, jusqu'à la disparition tragique de cette dernière, une relation particulière, faite d'une amitié toute protocolaire. C'est, d'ailleurs, poussée par l'enthousiasme de Zélie que Nadine publiera Heureuse, et pas fâchée de l'être, en 1987. Derrière chaque écrit de Nadine, le critique aguerri saura sentir l'empreinte de Zélie. De Vian à Garcia Marquès, elle imprimera sa fibre drôlatique et humaniste.
Aujourd'hui âgée de 50 ans, elle sort enfin de l'ombre pour offrir un premier roman, jaillissement d'une pensée intime et dont l'absolue nécessité se fait corps dans une écriture de grosse bâtarde.
Zélie Siakhem
Western Chorba
Collection быстро - Bistra
J’ai lu mon petit texte devant une salle si peu remplie que c’en était ingrat, parce que Mamie, elle, elle avait fait tous les enterrements de la région ces dernières années. Tous, même ceux des gens qu’elle ne connaissait pas. C’était son théâtre à elle. Elle allait regarder les fringues, écouter les hommages, observer le petit cirque de la vie dans ce qu’il y a de plus intense et qu’elle commentait ensuite comme d’autres donnent leurs avis sur un match. Les quelques bonnes femmes qui étaient là et qui disaient des trucs comme «Georgette était comme ma grand-mère», je ne les avais jamais vues. Dans le fond, on se fabrique tous une famille quand la nôtre n’est pas satisfaisante.
pouchkina
Pouchkina a jauni et elle est morte. Claire est passée me prendre. Elle venait du sud. C’était sur sa route. Faire la route ensemble pour affronter l’épreuve. Il fallait enterrer la grand-mère. La tristesse pouvait encore être un peu esquissée dans l’habitacle. Il fallait en profiter. Après ce serait plus compliqué. On avait rigolé en buvant du thé. Claire avait un thermos. Elle conduisait déjà depuis des heures. Quand on s’est fait flasher, elle était à plus de 100 km/h. Ça allait chier. Qu’est-ce qu’ils allaient voir sur la photo ? Une petite Pénélope Cruz accrochée au volant d’une main et avalant une gorgée de thé de l’autre et sa sœur déclamant l’oraison griffonnée sur un papier qui masquerait son visage. J’avais mis tout ce que j’avais d’émotion dans ce texte. J’y parlais du vélo de mamie, de sa terrasse remplie de fleurs, du petit moulin à vent qui tournerait désormais tout seul. J’avais essayé de doser. Il ne fallait pas heurter maman. On ne peut pas dire qu’elle n’était pas acceptable, comme grand-mère. Elle avait sûrement fait ce qu’elle avait pu.
Des colis quand nous étions petites. Des kinders géants remplis de fringues et de confiseries industrielles, de breloques en toc. La dernière mode à Paris, enfin à Prisu de Paris, vu de notre bled. N’empêche. Quelle fête, les samedis matin, en sortant de l’école. Maman faisait la distribution. « Non, ça, y en a pas trois. Ça reste là. Ça, c’est moche, ce n’est pas pour des gamines. Ça... OK. » Aujourd’hui encore, elle compte les M&M’s pour ses chéries ridées. Il ne faut léser personne.
Aller chez mamie Georgette, c’était rare. J’y allais toute seule. Les deux petites, en binôme de sorcières. Elles commandaient le menu, sortaient les fringues des placards, se déguisaient, passaient par la fenêtre, couraient partout, couvertes de crème Mont Blanc, essayaient même de voir s’il n’y avait pas moyen de taxer une clope. Du haut de leurs dix ans, les probabilités étaient aussi minces que leurs espoirs étaient grands.

M’hamed Issiakhem et sa fille Katia ©Issiakhem
Elles tentaient tout dans un ricanement adorable et continuel que Georgette s’évertuait à tenter de juguler sans le moindre succès. En les rendant à leur propriétaire, elle fermait bien sa gueule si elle ne voulait pas entendre le reste. Tout se passait donc pour le mieux. Quelle éclate !
Ça faisait quand même un dépassement substantiel. On venait de sortir de l’autoroute et on ne s’était pas bien adaptées à la nationale. Les emmerdes, c’est toujours en série. On avait appris à en rire. On avait ri. Il y avait quand même la grand-mère à enterrer, se laisser abattre au premier radar aurait été prématuré. Claire avait fait l’article de son Scénic. C’était vraiment super confortable d’avoir une bagnole comme ça.
Maman dit toujours qu’il ne faut pas prononcer ce genre de phrases, que ça porte la poisse et que derrière t’as des emmerdes. Les mômes, ça n’écoute jamais rien. Nous sommes arrivées dans la nuit devant la petite HLM. Maman nous attendait avec un couscous. Elle a partagé. Sur ce genre de trucs, elle ne compte pas les grains de semoule, elle distribue à la proportionnelle. Claire avait une montagne de légumes fumants dans son assiette, la mienne était sensiblement plus pauvre. J’avais le calibre d’une actrice des années 60. J’en jouais un peu. Mais enfin, l’assiette indiquait quand même la marche à suivre. Katia, le gras, ce n’est pas son truc.
Au petit matin, nous nous sommes levées tôt. Amélie était là aussi. Nous nous sommes vêtues de noir, maquillées, élégantes. C’était l’hiver. Nous avons enfilé nos manteaux sombres, attrapé le bouquet de roses blanches. Maman fumait. Et nous sommes montées dans le Scénic. Toutes les quatre, comme toujours, blotties dans l’espace confiné de la voiture, solidaires, comme toujours, habillées de rire, comme toujours. Et la bagnole s’est mise à larguer une épaisse fumée noire. Claire a accéléré. Elle a pompé du pied frénétiquement, le nez vissé sur le volant. Je décrasse ! Mais la crasse a gagné et l’épopée a mollement terminé sa trajectoire sur une aire d’autoroute. Sous l’éternel crachin de ce petit coin du centre de la France, nous avons quitté le si précieux Scénic. Nous avons ouvert le capot, recueillies, silencieuses, enveloppées de l’épaisse fumée, atterrées. J’avais encore le bouquet entre les mains. Merde... Nous avons échangé quelques regards dépités élaborant tacitement l’hypothèse du décès du moteur.
Georgette n’avait pas forcément un cercle relationnel très développé. La mise en bière revenait donc à sa fille unique, qui, présentement, était bloquée devant des WC d’aire d’autoroute sous la pluie. Les gendarmes attendaient à la morgue de l’hôpital. Amélie se battait avec la boîte vocale pour essayer de les prévenir du fâcheux contre-temps. Elle avait gueulé quinze fois « morgue » dans le téléphone qui s’évertuait à répondre « nous ne comprenons pas votre demande ». Tout le monde y allait de son conseil et on avait éclusé « funérarium », « chambre funéraire », « dépôt mortuaire », « pompes funèbres », « croque-mort», fossoyeur »... Ce que j’ai eu envie de rire, vainement cachée derrière le bouquet. Amélie travaillait sa diction en s’énervant. On aurait dit Muriel Robin. Claire était bien emmerdée avec sa voiture. Katia fumait une clope avec son écharpe sur la tête. Tu ne sais jamais vraiment d’où viendra la lumière dans ton tunnel. Et là, elle prit la forme d’une camionnette de la DDE. Orange. Vraiment très orange. Fourrée de trois gaillards en tenue de travail. Ils n’étaient pas vraiment torses nus tout prêts à laisser négligemment glisser une goutte de coca light sur leur thorax fraîchement épilé. Les mecs se marraient et invectivèrent Amélie. Qu’est-ce que tu fais encore là ? Faut dire qu’ils l’avaient ramassée la semaine précédente après une rencontre fulgurante avec la barrière de sécurité. La voiture en avait pris un coup et Amélie y avait perdu l’odorat mais elle était miraculeusement indemne. Blague sur les chats noirs, connivence de circonstance, elle n’était pas loin du stade de l’apéro mais on avait Georgette à guider vers sa dernière demeure. Il s’en est fallu de peu qu’on arrive au crématorium en camionnette orange. Les gars ont gentiment proposé mais le salut est venu de Mamac.

H’Rikass, musicien et oenologue, Margaret, Kateb Yacine, Pouchkina
photo prise par M’Hamed Issiakhem ©Issiakhem
Maman a été élevée avec Mamac. Ils ont pour point commun l’abandon maternel. Plus différents, pas possible. Et pourtant, ils s’aiment, ils se soutiennent depuis toujours. Donc, il est là. Il descend de sa Clio. Il arrive du bar où il prenait son rituel petit noir avec un copain. Des copains, il en a plein. Tout le monde le connaît dans la région, tout le monde l’adore. Il a le sens du comique, plus ou moins volontaire. Il a posé sa chaussure en cuir pointue hors de la caisse et a foncé, engoncé dans son plus beau jogging, son éternel chapeau de cow-boy vissé sur le crâne, en direction du capot pour poser un diagnostic. Une bielle ou le turbo...
Une bielle ou le turbo, c’est encore les mots qui résonnaient dans la salle d’attente quand maman et Amélie sont revenues après être allées voir mamie Georgette. Elles avaient déposé des photos de notre grand-père dans le cercueil. Amélie a pris l’air de la fille qui gère. Elle fait toujours ça quand elle se missionne pour nous protéger et ni Claire, ni moi n’étions vraiment prêtes à aller voir mamie morte. Amélie a dit qu’elle ressemblait vachement à Freddie Mercury. C’est le cancer du foie associé à la maigreur. Du coup, elle était jaune et ça mettait le dentier en valeur. N’empêche, je ne l’ai pas vue, mais ça m’a collé une drôle d’image en tête. Les images que tu fabriques, parfois, c’est pire.
Quand elles ont poussé la porte de la petite salle où nous attendions en discutant mécanique, Mamac a tourné un regard vers ma mère. Il contenait un brin de nostalgie, un truc hybride entourloupé dans un air de connivence d’une tristesse amusée. « N’empêche, Katie, nos mères, c’étaient quand même deux belles salopes... »
J’ai lu mon petit texte devant une salle si peu remplie que c’en était ingrat, parce que Mamie, elle, elle avait fait tous les enterrements de la région ces dernières années. Tous, même ceux des gens qu’elle ne connaissait pas. C’était son théâtre à elle. Elle allait regarder les fringues, écouter les hommages, observer le petit cirque de la vie dans ce qu’il avait de plus intense et qu’elle commentait ensuite comme d’autres donnent leur avis sur un match. Les quelques bonnes femmes qui étaient là et qui disaient des trucs comme « Georgette était comme ma grand-mère », je ne les avais jamais vues. Dans le fond, on se fabrique tous une famille quand la nôtre n’est pas satisfaisante. Je comprends. Ça m’a fait trembler de me retrouver devant ces gens. Ils attendaient un truc et je ne pouvais plus parler. J’avais la voix qui foutait le camp en continu et j’avais beau essayer de ne pas chialer, par respect pour maman, par dignité et parce que je n’étais pas venue là pour flancher sur une estrade devant une poignée de gens que j’adore et la famille fictive de ma grand-mère. Ils me fixaient, m’encourageaient du regard. Putain, le petit moulin dans le vent ! J’ai levé les yeux vers le premier rang et je les ai vues. Toutes les trois. Pelotonnées, petites, fragiles. Maman, c’était la plus petite. Elle avait une tendresse infinie et la putain de fierté qu’elle a toujours quand il s’agit de nous. Il y avait tant de fragilité dans son regard. Elle pleurait. Elle ne pleure jamais. Elle pleurait. Elle pleurait discrètement comme si elle n’y avait pas droit. Elle pleurait de me voir peiner à canaliser les trémolos de mon infidèle de voix, elle pleurait de me voir poser des mots qui lui auraient été interdits, elle pleurait peut-être de perdre sa marâtre. Les gosses malmenés, ça se défend, mais est-ce que ça cesse complètement d’aimer ?
Il fallait récupérer le Scénic sur l’aire d’autoroute et faire réparer en urgence parce qu’on avait quand même la France à retraverser. Mamac et Claire ont repris le chemin des hypothèses. Conjectures et réfutations...
On a récupéré Mamie dans l’après-midi. Une urne en carton dans une petite bourse en velours. Ça m’a paru lourd, paradoxalement. C’était chaud. On ne s’y attend pas. Claire voulait la mettre entre ses jambes, mais pour maman c’était impossible qu’elle vienne dans l’habitacle. On a insisté. D’habitude, on gagne. Là, il se jouait autre chose. Elle a été mise dans le coffre d’Amélie. Nos protestations sur l’occupation du lieu par les poubelles de tri restèrent sans effet. On la cala du mieux possible entre deux palmes de chez décathlon.
Mamie voulait être dispersée dans le petit cours d’eau qui longe sa maison d’enfance. Alors, on l’a fait. Et oui, on a le droit, parce qu’on a eu l’autorisation de la mairie. Claire avait un manteau Dior, un truc de récup qui venait de je ne sais plus où. Un col en fourrure de folie, des bottes à hauts talons. Elle est descendue de la voiture comme une balle. Il pleuvait comme un jour de malédiction. Au bout de dix secondes, elle avait le coude dans la gadoue. Mamie était enfoncée quelques centimètres plus loin. Le velours était recouvert de terre. Le vent, la pluie, les arbres dénudés et nous quatre, tremblantes, émues, au-dessus du parapet. Tout y était. Ce n’est pas facile d’ouvrir une urne, surtout quand l’émotion a jeté ses enzymes décomposantes dans ton cerveau. Il y avait un trou au-dessus. Il fallait l’enfoncer du doigt. Nous, on était en urgence absolue, Claire voulait l’ouvrir en la dévissant. Ça a marché juste quand je me suis penchée pour lui indiquer le trou et mamie est partie d’un coup, projetée dans un mouvement de panique dans le petit ruisseau qui l’attendait. J’ai reculé dans une manœuvre acrobatique dont personne ne m’aurait cru capable. Je crois, j’espère que j’ai réussi.
« Putain Claire, tu as lancé Mamie sur Clémence. »
Pouchkina, elle aurait adoré.

Katia ©Issiakhem
conatus
Il voulait que je sois sale mais moi, je ne sais pas faire ça. Et en fait, c’était humiliant d’être une oie blanche. Le travail de toute une vie. J’arrive jamais à rien salir. Il a vu que je ne pourrai pas et il a été déçu. Il a dit que ça allait bien et que tout ça était très excitant et que j’étais vraiment belle et tout le truc mais j’avais beau tout essayer, j’avais le costume de la déception. Il est resté longtemps avec sa bite désespérément molle, comme si c’était super cool et normal et j’avais même pas vraiment mal. Il était beau et avait les yeux tendres et c’était tellement ambigu que j’ai eu l’impression d’être au delà de la nudité. Il attendait un truc. Je sais pas quoi. Je ne sais vraiment pas quoi. Il a dit « tu veux ? », et moi j’aurais voulu n’importe quoi si j’avais su ce qu’il voulait. J’ai essayé. J’y ai mis de la tendresse. Je ne sais faire que ça. Mais ça, c’était pas le bon truc... Je crois. La bite molle, faut rien dire, ça je l’ai bien compris et dans les films les mecs culpabilisent. Là, ça avait l’air normal. Du coup, je pense que c’est moi. Je ne sais pas s’il est resté poli, pour ne pas perturber la petite mère de famille pavillonnaire ou s’il était un peu content. Et moi, je ne voulais que ça, qu’il soit content. Il a dit qu’il fallait que je l’utilise, qu’il aimait être utilisé. Je sais pas ce que ça veut dire. Je ne sais pas utiliser un mec mou. Adorable et mou et à qui je veux plaire. Il voulait que je lui crache dans la bouche. Moi, je ne comprenais rien et j’ai eu la bouche désespérément sèche. T’as vu, même ça, j’ai pas su le faire. J’ai rien compris et je vais pas comprendre. J’ai fait comme je sais faire, avec de la tendresse et de l’amour dedans et c’était clair que je comprenais rien. Mais il ne dormait pas et il faisait durer. Et c’était cool et intrigant et humiliant aussi un peu. Moi, je voulais qu’il ne puisse pas se détacher et tout était glissant et fluide, y a rien qui adhérait et il voulait que je le baise. Il a dit ça. Et que je lui serre les couilles et j’avais beau serrer et flipper de lui faire mal, il voulait mollement que je serre encore. Je ne sais pas faire. Je suis nue. Il est serein. Il a ses codes et je ne comprends rien. Je sais où je suis. C’est confort, je suis dans la certitude que je vais vivre du rejet. Il est doux, il sourit. Tout est si normal et tordu. J’aime ça, le rejet. Courir après des types que tu ne peux pas convaincre. Je n’ai jamais fait que ça.
Il y a comme un truc qui me colle au sol. Moi, je crois au sublime et je bouffe du grotesque. Ça existe, le sublime. J’ai que ça dans la tête. Je ne sais pas s’il y a une différence entre moi et les gens qui s’esbaudissent devant des citations à la con attribuées à la hâte à des auteurs qui n’ont rien demandé. Ils rêvent façon facile. Je les juge, le plus souvent. Ils m’attendrissent mais je les trouve complètement cons. Dans le fond, je suis pire. Je suis là sur mon piédestal dont personne n’a cure, à les observer avec condescendance, en m’évertuant à repeindre le réel tout en adoptant une attitude cynique. C’est moche, je sais, mais je vais tout repeindre. Je vais tout changer. Ça va être beau sur mon mètre carré d’envergure. Pas plus efficace qu’une mouche qui se prend la vitre et qui recommence toujours. Elle voit l’azur du ciel bleuté, s’élance dans un bruit de pétrolette et bouffe la vitre en cinémascope un paquet de fois. A la fin, elle est dans la cuisine.
La meuf de cinquante ans, elle est dans sa cuisine. L’histoire, elle est horriblement banale. On te l’a pas dit, mais t’as une date de péremption. Un truc avec la quarantaine. Tu as mis ta tête dans la machine à laver. Tu as fait des enfants magnifiques. Tu as joué les donneuses de leçons en exhibant ta famille parfaite, ton mec parfait. Tu étais du côté de celles qu’on aime. Tu faisais pas tapisserie. Tu étais du côté de celles qui savent. À la limite, c’était pas si grave de tout abandonner, d’abandonner tes rêves, d’abandonner tes ambitions dans la mesure où on te concédait la place de celles qui ont une place. Après, l’histoire, elle est banale. Une maquilleuse vulgaire en tournée. Une collègue de bureau. Une coiffeuse sur Tinder. Une copine de jogging. La prof de français du petit dernier. Ta meilleure copine. Ça change rien. Le mec se tire parce que tu peux plus le rassurer. Il est tellement terrifié de croiser son père dans son miroir. Incapable de se mettre à apprendre à jouer de la basse ou d’écrire le roman du siècle, il cherche désespérément à ouvrir les possibles entre les bras d’une fille qui a ce que tu n’auras plus jamais : le goût de la nouveauté.
Alors évidemment, on enfonce des portes ouvertes. Parce que ça finit comme ça chez tout le monde. Mais moi, j’avais l’Amour de l’Absolu. Appelle ça comme tu veux. Folie, inconséquence, naïveté, prétention. Je me sentais à l’abri parce que j’avais tout sacrifié. Et qu’il fallait bien que ça ait un sens. Se fourvoyer à ce point-là, il fallait bien que ça ait un sens. Et comment ça aurait eu un sens si ça n’avait pas été l’amour le plus total. Comment justifier un tel degré d’abnégation si cette histoire n’avait pas été l’histoire parmi toutes les histoires ? Un truc exceptionnel.
Il n’y a jamais rien eu d’exceptionnel. À part dans mes yeux. Le mythe de la caverne sur trente ans. Avec machin qui se tape à peu près autant de coiffeuses que de coke pendant les tournages alors que tu t’assommes avec la paroi. La lessive, la bouffe, les gosses, ton boulot, autant de distracteurs pendant que tu fixes la perfection de tes projections. Ça met du temps à te péter à la gueule. Mais un jour, ça te pulvérise et tu finis dans un lit avec un garçon magnifique et tendre qui n’attend rien de toi avec sa bite molle. Et toi tu réalises que tu es tristement programmée pour attendre, même le rejet.
Western chorba est constitué de deux parties. La première interroge une histoire familiale dont le personnage central est Katia, fille du peintre M'Hamed Issiakhem et de Pouchkina, figure iconique de l'intelligentzia algérienne, qui pour l'auteure n'est autre que « mamie Georgette » et que Katia ne saura jamais appeler que « l'autre ».
La seconde partie esquisse des portraits de femmes qui doivent se réinventer après une séparation.
La chorba est une soupe dans laquelle on met tout ce que l'on trouve, de la tomate, des haricots, du vermicelle, une recette protéiforme, hybride qui s'adapte aux fonds de placards et s'invente au cœur du chaos. « Tu as raison, c'est une chorba, m'a dit Younès et tu pourras toujours courir autant que tu veux en essayant de laisser ton grand-père derrière, il est la matrice. Et tout ce beau bordel, c'est aussi lui ».
La seconde partie esquisse des portraits de femmes qui doivent se réinventer après une séparation.
La chorba est une soupe dans laquelle on met tout ce que l'on trouve, de la tomate, des haricots, du vermicelle, une recette protéiforme, hybride qui s'adapte aux fonds de placards et s'invente au cœur du chaos. « Tu as raison, c'est une chorba, m'a dit Younès et tu pourras toujours courir autant que tu veux en essayant de laisser ton grand-père derrière, il est la matrice. Et tout ce beau bordel, c'est aussi lui ».
Derrière chaque grand homme se cache une femme. Après avoir secondé, André Malraux dans l'écriture de La Condition humaine où elle donnera corps au personnage de Tcheng dont les traits semblent clairement inspirés de son premier amant et dont elle a toujours refusé de parler pour d'évidentes raisons politiques, Zélie guidera la rédaction de L'Étranger de Camus. Ce dernier a toujours dit qu' elle l'avait aidé « ce matin ou peut-être hier », cherchant sans doute à minimiser sa participation.
Casarès l'ayant injustement supplantée, elle s'est un temps réfugiée dans une passion dévorante pour les arts de la table. Développant un œil à nul autre pareil, doublé d'un goût absolu de la symétrie, atouts des plus précieux, c'est lorsqu'elle rencontre la Baronne de Rothschild qu'elle peut enfin révéler son potentiel. Les deux femmes garderont, jusqu'à la disparition tragique de cette dernière, une relation particulière, faite d'une amitié toute protocolaire. C'est, d'ailleurs, poussée par l'enthousiasme de Zélie que Nadine publiera Heureuse, et pas fâchée de l'être, en 1987. Derrière chaque écrit de Nadine, le critique aguerri saura sentir l'empreinte de Zélie. De Vian à Garcia Marquès, elle imprimera sa fibre drôlatique et humaniste.
Aujourd'hui âgée de 50 ans, elle sort enfin de l'ombre pour offrir un premier roman, jaillissement d'une pensée intime et dont l'absolue nécessité se fait corps dans une écriture de grosse bâtarde.
Zélie Siakhem
Les Editions Le Clos Jouve
4 rue Perrod
69oo4 Lyon
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