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Nb de pages : 56
Dimensions : 140 x 220 mm
Date de parution : 30/06/2024





Elisabeth Granjon
Cerises vertes
Collection быстро - Bistra

« elle a l’air de décrire
quelque chose de beau
j’attrape des mots

ça parle de poisson
de soleil
d’un endroit très something 

s’agit-il d’une rivière
ou d’un restaurant
j’hésite

et puis le mot k’tiR 
k’tiR je comprends
en arabe
cela veut dire « beaucoup »

beaucoup de quoi ?

quatre alphabets pour un pays
hébreu
arabe
cyrillique
sans oublier le latin

se comprendre
tout un programme »


« les oranges trônent sur les arbres
puis se retrouvent toutes poussiéreuses
vendues par des gamins
en bord de route

de jeunes appelés
rentrant chez eux en stop
les croquent à l’ombre d’un arbre
le jus coule le long des mitraillettes
pendues à leurs épaules

tous les fruits sont
énormes et sucrés
un délice
sauf les cerises
étonnamment consommées
vertes
mais alors totalement vertes
vertes et dures
autour de leur noyau

pourquoi vertes ? »


« oubliées les considérations
humanitaires et écologiques
juste la beauté
l’étrangeté
de la mer Morte
panorama unique
le plus bas au monde

(…)

partout des panneaux
ne pas immerger la tête
dix minutes de rinçage
pour une seconde d’inattention
parce que les yeux oui
peuvent brûler
se dessécher »





Elisabeth Granjon écrit depuis toujours (« même avant de savoir écrire, j’écrivais dans ma tête »). D’abord reconnue et sollicitée par la scène, elle joue et donne à jouer ses textes avant de connaître ses premières publications (poèmes & nouvelles) dans des revues qui ne craignent pas le « hors-piste ». Elle rejoint ensuite le catalogue d’éditeur tels que La Rumeur Libre où elle vient de publier Une claque d’eau salée, récit poétique de cette expérience fondatrice qu’a été pour elle la navigation à voile.

Loin des embruns, son recueil Cerises vertes nous offre une immersion au sein d’une société israélienne pour le moins inattendue.

Le texte de ce livre à été rédigé avant le 7 octobre 2024.



Un article de Michel Ménaché - Revue Europe - n° 1151 - Mars 2025

Comédienne et poète, Elisabeth Granjon partage depuis plus d’une vingtaine d’années la vie d’un expatrié israélo-palestinien. En Israël et Cisjordanie, elle a effectué de nombreux voyages pour des retrouvailles familiales à Nazareth qui ont été l’occasion pour elle, non seulement de découvrir un pays déchiré et multiple, d’en vivre intensément les tensions, la propension à l’escalade permanente, la progression des haines racistes, mais aussi de constater les efforts de ceux qui tentent encore le rapprochement, les échanges culturels, le dialogue plutôt que les armes, au cœur éclaté du monothéisme et d’une utopie sioniste qui n’en finit pas de se saborder… C’est par le poème qu’elle évoque la vie quotidienne israélo-palestinienne en état d’alerte et la mosaïque mouvante des communautés en déshérence d’un passé et de mythes différemment revisités, arbitrairement revendiqués. Terre de violence, tes !

Élisabeth Granjon, sur un rythme vif, s’exprime en vers brefs, jouant sur l’oralité, les bribes de dialogues, les ellipses. Sa verve d’une ironie mordante touche juste. De moins en moins étrangère, elle s’ouvre volontiers aux us et coutumes mais enfin s’indigne des entraves permanentes, des humiliations bureaucratiques et militaires, du sexisme vestimentaire, de tous les préjugés ravageurs. Des pierres aux kalachnikovs, des kippas aux kéfiés, du kasher au halal, des mezzés aux pastèques, elle casse les clichés, réactive les approches : « Je pense à la famille qui nous attend là-bas / ceux qu’on nomme ‘’Arabo-israéliens’’/ lien indéfectible / amour / nœud / difficultés / difficultés personnelles / difficultés spécifiques du pays / de ce pays / et celles communes / à toute famille métissée. » Et, au dehors, elle souffre de l’exaspérante multiplication des contrôles : « question / justification / fouille rapide / odieuse habitude / de la suspicion au faciès ». Même les panneaux indicateurs soulignent l’étrangeté multiple, indéchiffrable, de cette terre carrefour des civilisations méditerranéennes : « quatre alphabets pour un pays / hébreu / arabe / cyrillique / sans oublier le latin // se comprendre / tout un programme. » Langues bien vivantes qui pourtant « se dansent » et « se pleurent », « se psalmodient », « se crient d’une fenêtre à l’autre / se murmurent dans le cou / et caressent l’âme. » Les bruits de la rue semblent rivaliser : les cloches des églises, la voix amplifiée du muezzin et, dans l’intimité familiale du compagnon, la représentation identitaire s’invite sur les murs et les écrans : « au-dessus de la porte / une citation du coran / à la télé / en direct de la Mecque / les pèlerins tournent en rond / tandis que je tourne ma langue / sept fois dans ma bouche / pour tenter d’expliquer / la laïcité…» Murs et barbelés se referment partout, même dans les têtes ! De plus en plus, la religion tient lieu d’étendard : « ici / le mot religion / qui structure la société / me donne des boutons // ici / il y a peu / la confession était inscrite / sur le passeport / je ne veux pas / qu’on me résume. » La raison, arme prépondérante de résistance au dogme n’y résiste pas. La poésie y parviendra peut-être, avec sensibilité et subtilité !

Fascination des paysages divers revisités, sensations fortes retrouvées : « cinq heures du matin […] nous sommes nombreux / promeneurs et joggers / sur le sentier du Mont Tabor / dominant les lumières de Nazareth / […] lever de soleil prodigieux / sur la plaine de Galilée // c’était quand / la dernière fois / où j’ai assisté / à la naissance du monde. » Et d’un point de vue remarquable sur des champs en damier, les témoins « contemplent en silence // ils admirent leur pays / juif et arabe réunis / dans mon regard / deux faces / d’une même pièce » Élisabeth Granjon ose alors une note d’espérance : « je pronostique des embellies // la terre enfantera encore / malgré ses brûlures / la rouille et les bourgeons / feront l’amour / et engendreront un nouveau printemps. » Au plus bas des profondeurs terrestres, la beauté étrange de la Mer Morte « au nom de finitude » trouble la visiteuse : « on redevient enfant / flottant dans le ventre maternel.» À Eilat, sur la Mer rouge, elle note : « partout / cette joie de l’instant / palpable / malgré les roquettes / dans le ciel […] cette ivresse à vivre léger / frôle le miracle.»

Enfin, Élisabeth Granjon célèbre une heureuse forme de résistance à la domination aveugle, aux abus, au fanatisme religieux. À l’instar de l’orchestre créé naguère par Daniel Barenboïm, l’ouverture à la culture de l’autre, telle la naissance à Nazareth d’un théâtre bilingue créé d’un élan solidaire : « apprendre que ce spectacle israélo-palestinien / est joué à l’international / malgré ses petits moyens / et les costumes bricolés / au fond d’une arrière cuisine…» Le courage de vivre son humanité, sans la peur d’être désigné comme traître, en dépit des appels à la vengeance, de l’état de guerre ravageur… L’humour et la sensibilité bienveillante d’Élisabeth G. apportent à ce livre, une tonalité rafraîchissante, en ce pays enfanté dans la douleur, brûlant sous le soleil et les bombes…

Voir mûrir d’autres dialogues fédérateurs, et pour une fois peut-être, laisser mûrir les cerises !

-Au bout de combien de voyages à Nazareth ? Combien de cafés à la cardamome ?